Je sors tôt de la tanière, mais la place de Xilven est déjà froide. L'aube frappe mes yeux sensibles. Pourquoi faut-il donc qu j'ai cette même faiblesse que les autres ? Pour m'en punir, je fixe l'astre levant, en clignant le moins possible. Je sens mes rétines brûler délicieusement. Le blanc vient s'imposer dans ma chair. Dans cette chair si vulnérable... J'ai hâte de quitter ce corps lâche de jeune loup. De prendre une musculature digne de ce nom. Je détourne finalement le regard.

Mes yeux viennent se poser sur la silhouette pâle de Xilven. Elle est là, immobile, à l'autre bout du lac. Je ne sais pas ce qu'elle regarde, mais elle est absorbée par cette contemplation. Je ne la vois jamais aussi calme... Je m'approche doucement, contournant l'étendue d'eau noire. Je ne sais pas pourquoi, aujourd'hui, je ne veux pas troubler sa tranquillité. Habituellement, je ne me gêne pas de la chercher, de la trouver, aussi, bien souvent, mais là... quelque chose me dit que non, je dois la laisser ainsi. Elle a l'air si paisible...

Je m'arrête à quelques pas. Elle ne m'a toujours pas remarqué. Elle a vraiment quelque chose. Un jour normal, elle m'aurait déjà sauté à la gorge pour tenter une énième fois de me décapiter. Là ? Rien. Pas un regard. J'ai presque envie de bouder. Mais non. Je ne dois pas. Déjà, ça fait gamin, et je veux tout sauf ça. Bon, je ne veux pas être faible non plus, mais vous comprenez le truc. Le dilemme se forme dans ma tête et semble ne plus jamais vouloir me quitter.

Je la regarde. La regarde vraiment, pas comme c'est rapide coup d’œil dédaigneux que nous échangeons d'habitude. Non. Je la regarde. Je fixe la courbe de son dos, son délicat poil blanc foncé, un peu plus foncé que le blanc du sable (même si jamais elle ne serait d'accord sur le qualificatif délicat pour quoique ce soit qui la touche). Ses yeux gris clair sont toujours figés sur l'eau. D'après maman et elle même, ses yeux sont jaunes. Je ne sais pas, elles doivent avoir raison, mais pour moi c'est gris clair.

Je reste comme ça assez longtemps pour que le soleil se lève encore plus. La chaleur augmente sensiblement, ou alors c'est juste mon sang qui joue tout seul. Je ne sais pas. Je décide finalement que ma contemplation devient indiscrète -oui, j'ai pensé ça, je sais, c'est incroyable, je ne sais pas ce que j'ai eu- je me redresse lentement pour ne pas faire de bruit et lève une patte dans le but de me retourner.

C'est à ce moment précis que Xiven décide de lever la tête. Ses yeux se plantent dans les miens.

Je retiens mon souffle. Son regard me frappe. Me défie. Comme si Xilven voulait que je l'attaque. Mais non. Pas aujourd'hui. Aujourd'hui on dirait pas Xilven. En tout cas pas la Xilven que je connais. Je me rassois, le bout de ma queue plonge dans l'eau, mais c'est pas important. Je la ramène, trempée, sur mes pattes avants. L'eau presque fraîche vient goutter sur mon poil et baisse légèrement -très légèrement- ma température.

Nos regards sont toujours fixés. Comme si un lien étrange était là, et ne voulait pas se rompre. Je veux détourner la tête, mais n'y arrive pas. J'ai pas envie d'attaquer Xilven maintenant, mais je ne peux pas non plus, de toute façon. En plus, je suis pas sûre de pouvoir beaucoup bouger. C'est comme si ses yeux m'avaient hypnotisé.

Je cligne des paupières plusieurs fois, comme on sort d'un rêve et ouvre la gueule :

- Euh... Bonjour ?

Pathétique, je sais.

Elle même reste immobile un instant avant d'approcher son corps du mien. Proche, très proche. A tel point que son souffle me caresse, que nos poils se mêlent. Sa queue plonge dans ma fourrure noire. Son regard est étrange. Un mélange de douceur et de "je veux te trucider".

- Tu es bien ponctuel ce matin.

Sa voix est un peu plus rauque que d'habitude. Elle montre un peu les dents en parlant, mais ce n'est pas particulièrement agressif. Ça me donne un peu l'effet qu'elle a voulu paraître menaçante, mais n'a pas assez fait d'effort.

J'inspire profondément. Son odeur vient m'emplir comme une fumeur du paradis. Cette senteur chaude, cette senteur de la vie... Je frissonne. Sa proximité tend mes muscles. Je sens son coeur battre si fort, si proche de moi... Un coup de crocs et ce battant pourrait être dans ma gueule, délicieux met palpitant. Je pourrais sentir la vie s'éteindre dans son regard mais...

Non. Je ne dois pas faire cela. Xilven est Xilven, mon adversaire de toujours. Sans elle... je ne suis plus moi. Je ne peux la tuer. C'est au-dessus de ma volonté. Mais le palpitant est si tentant... J'inspire un peu moins fort, expire fortement et ne garde qu'un filet de respiration. L'odeur est moins prenante. Le désir est moins fort.

D'une voix légèrement entrecoupée, je reprends :

- Et toi donc.

Mes répliques sont d'un niveau aujourd'hui ! C'est elle, c'est sa présence qui me fait perdre mes moyens. Je déglutis un peu difficilement.

- Tu es aussi bien calme. Habituellement, tu aurais essayé de me tuer au moins trois quatre fois depuis le temps. Que t'arrive-t-il ? Serais-tu malade ?

Je laisse un ton doucement amusé mais l'inquiétude est bien sous-jacente, cette inquiétude que j'ai pour ma soeur, cette inquiétude sourde, refoulée mais bien présente. Avec un peu de chance, elle ne remarquera rien.

Elle s'approche. Les battements de mon coeur s'affolent. J'espère qu'elle ne les sens pas. Ses crocs avancent dangereusement proches de mon visage. C'est émoustillant. Elle a l'air si menaçant ! Puis son expression change. Elle lâche un soupire, recule et fait demi-tour. Je la regarde s'éloigner, immobile, le coeur battant.

Sans un regard en arrière, elle va lentement plus loin. Après une très légère pause, elle s'allonge au bord de l'eau, le sable se collant dans sa belle fourrure. Je la contemple de loin. Ma meilleure ennemie est vraiment la meilleure. Elle est juste parfaite. Mais son comportement est déroutant. Elle veut me détruire, et l'instant d'après, elle abandonne tout. Ça ne lui ressemble pas. En plus, elle ne m'a même pas répondu !

J'attends un moment, on ne sait jamais, elle aurait pu relever la tête ou je ne sais quoi. Mais non, elle reste immobile. J'avance avec précaution. Je n'ai pas envie de l'avoir sur la gorge, même si au moins j'aurais ainsi pu prouver ma supériorité.

Comme elle ne bouge toujours pas, je m'enhardis et m'approche encore plus. A deux ou trois pas de Xilven, je m'arrête. Toujours rien. Alors je l'imite, m'allonge dans le sable déjà chaud.

Et commence une longue attente. Une attente de quoi ? Excellente question. Une attente.

Non mais elle s'approche encore ! Elle tente la menace. Pwa, c'est ridicule. J'aurais toujours le dessus sur elle. Ses crocs viennent vers moi. C'est rigolo. J'ai envie de donner un coup de tête dedans pour voir à qui ça fait le plus mal, de moi ou d'elle. Ca serait amusant. Sa voix gronde au dessus de ma tête.

- Ne t’approche plus jamais de moi, c’est clair ? Tu ne seras jamais rien, et tu ne prendras jamais sa place !

Sa place. Elle parle de Requiem. Oui, elle me manque aussi notre soeur. Je l'aimais bien. La seule que j'avais pas envie de taper à chaque fois que je la voyais. Mais je ne l'aimais pas autant que Xilven le faisait. Je me demande si ça allait au delà de l'amour fraternel. Mais bon.

Je reste impassible sous ses paroles. Je n'ai pas envie de prendre la place de Requi. Trop faible. Trop gentille.

Xil reprend sa place au bord de l'eau. Je ne la suis pas. Non. Je ne veux pas la guerre. Pas encore. Plus tard. Plus tard elle l'aura la guerre. Et elle le regrettera, quand je ferais d'elle mon premier sujet. Mais pas maintenant. Maintenant, je dois prendre des forces, encore et encore. Je dois voyager. Oui ! Il faut que je voyage. Que je sorte enfin de ce trou paumé.

Je me lève à mon tour, me secoue pour arracher le poil de mon pelage. Je tourne la tête vers ma soeur et dis assez fort pour qu'elle m'entende :

- Toujours est-il que c'est toi qui m'approche à chaque fois, et non moi.

Puis je tourne les talons et pars tranquillement vers notre grotte. Sa fraîcheur sera la bienvenue.