En tant que guerrier, j’apprécie l’entraînement nocturne. L’évolution n’est plus la même. Les sons sont étouffés, les animaux plus habituels, diurnes, sont partis dormir pour laisser place aux nocturnes. Les proies ne sont donc plus les mêmes. Les sensations non plus. C’est un délice des sens du coup. Les odeurs changent, les couleurs se fondent en un ton bleuté. Dans le ciel s’allume les étoiles qui guident mon chemin.

J’ai toujours aimé ce moment de la journée. J’aime la compagnie de mes camarades, mais j’aime tout autant me retrouver seul dans la forêt. Le “silence” est agréable.

Habituellement, je cours, chasse un peu puis vais me baigner dans le lac afin de ne pas étouffer mes camarades de tanière par une odeur corporelle euh… entêtante. La nuit est donc bien avancée quand j’arrive au lac. Si je marche sans grand bruit, je ne fais pas particulièrement attention à ce que je produis. Et heureusement, car j’aurais pu surprendre ma jeune camarade.

Une louve est plongée dans l’eau. Je ne sens pas l’odeur venir d’elle, la femelle est dans de l’eau ce qui signifie que tout est atténué, mais la fumeur est partout sur la rive. Une jeune de ma meute. Et en effet, je la reconnais, l’apprentie de de… je ne sais plus qui. Et elle… Un truc avec “ael” dedans. Henael, son nom, je crois. Apprentie… veilleuse ? La fille de l’Alpha, mais si je me souviens bien, elle ne veut pas prendre le titre quand la mort de sa mère surviendra. C’est son frère qui prendra la suite ? Un guérisseur à la tête de la meute… Je ne suis pas sûr que ça se soit déjà vu. Ca peut être intéressant. Donc j’ai Henael devant moi.

Ses oreilles bougent. Elle m’a entendu. Bien. Elle ne m’attaquera pas. Je n’aurais pas aimé risquer de la blesser, elle a un si beau physique, c’en aurait été dommage. Quelques minutes plus tard, c’est sa tête qui tourne vers moi. Un joli sourire orne ses lèvres.

- Veux-tu te joindre à moi ?

Elle s’assoit à même l’eau. Son sourire ne se départ pas mais ses prunelles m’analysent. Elles me scrutent intensément. Tentent de me déchiffrer ? Pourquoi donc ? Je décide de tenter le sort et m’avance dans l’eau. Elle vient s’enrouler délicieusement autour de mes pattes. Le fluide argent passe dans mes poils, raffraichis ma peau et mes pensées. Je marche jusqu’à avoir de l’eau à mi-flanc puis plonge tête la première. L’étau froid se referme sur mon crâne. Je ressors un peu plus loin et reviens à la nage vers Henael.

- Je ne pouvais pas non plus t’infliger l’odeur de la chasse.

Je vais m’assoir à une ou deux queues de la louve. Elle est grande, dans sa taille d’adulte. Je suppose qu’elle ne va pas tarder à passer à son rang de Delta. Quelques semaines et ce sera fait.

- Que fais-tu à cette heure dans un lac ?

Quoiqu’elle peut me retourner la question. Pas ma faute, je vois une petite femelle de ma meute dans ma zone solitaire habituelle, je me demande ce qu’elle fait là, quoi ! Mais pas méchamment, heureusement. C’est bien la compagnie aussi. Et même si son regard semble me dévorer et me… ronger ? elle reste une compagne calme et agréable, par même biais.

Sa réponse est plutôt laconique :

- Je n’arrivais pas à dormir.

Bon, au moins, c'est une bonne excuse. De plus, même si techniquement, son rang l'incite à ne pas sortir la nuit, son âge l'y autorise amplement -un an, franchement, on ne peut pas la garder enfermée non plus ! Je souris de sa réponse. Un large sourire sincère. Il n'y a pas de raisons particulières, juste l'envie de sourire. Henael sourit aussi. Son corps blanc s'enfonce dans l'eau lorsqu'elle s'allonge. Sa tête sort de l'eau -et heureusement, parce que je ne suis pas sûr qu'elle aie des branchies- et ce doit être assez agréable, en réalité. Mais je ne l'imite pas.

Pendant tout ce temps, son regard ne m'a pas lâché. Je me demande ce qu'il veut dire. Y a t il un message ? Ou est ce vide de sens ? Un simple regard, ou un peu plus ? Je la fixe aussi. Son corps est musclé. Elle est vive, semble s'attacher à ce qui ressort. Elle fera une bonne veilleuse.

- Si ma présence t'inconforte, je peux y aller, ce n'est pas mon seul coin tranquille.

Elle ne répond pas tout de suite, préférant commencer par sortir de l'eau en silence. Sa fourrure pendouille sous le poids de l'eau. C'est pas spécialement gracieux, ça c'est certain.

- Non, tu peux rester, ça fais du bien un peu de compagnie de temps en temps.

Comme un chat, elle lèche son poil pâle. Je la laisse faire. Moi je n'aime pas particulièrement le contact long de ma langue sur mon pelage, mais chacun ses goûts. Je reste assis dans l'eau. Elle me rafraîchit plus qu'agréablement. Je regarde un peu Henael. Je tiens en point d'honneur de connaître tous mes camarades, mais Henael ? Henael est encore une petite jeune, et si j'ai déjà rencontré son frère, elle non, jamais. A ma décharge, étant encore une Zêta, j'avais du temps. Mais plus elle grandit et plus nous pourrions nous retrouver en binôme pour certaines missions, donc en un sens, cette rencontre est opportune.

- Dure journée ?

Sa voix retentit à nouveau. Je sors de mes pensées -et sort de l'eau en même temps. Plutôt que d'en sortir majestueusement comme elle, je fais à mon habitude, comme quand personne n'est là. Après tout, même si la louve est présente, c'est mon moment, je garde quelques habitudes quand même ! Bon du coup, je me secoue fort. L'eau vole un peu dans tous les sens mais c'est rigolo, et je fais ça depuis que je suis tout petit. Quasiment tous les jeunes font comme ça, et beaucoup d'adultes gardent l'habitude. Moi je trouve toujours cela amusant. Mais c'est vrai que ça manque de majesté.

- Pas spécialement. Elle était même plutôt cool. Un peu de chasse, un entraînement avec quelques autres guerriers pour garder la ligne. Pas grand chose d'autre. Et toi donc ?

Elle est encore apprentie... Mais pas pour longtemps ? Je crois. Pas sûr.

- Eh bien, rien de spéciale, la petite routine en quelque sorte.

Henael ne semble pas tout dire, elle semble garder des trucs pour elle, mais je la comprends, et ce n'est pas moi qui irait la gronder ou lui tirer les vers du museau. Je laisse passer. Le silence, doux et paisible, s'installe. Puis sa voix vient troubler le voile du non-bruit, après avoir apparemment cherché un truc à dire :

- Il parait que tu as un frère, mais qu’il n’est plus ici…

Ouais, visiblement, elle chercher à débuter une conversation. Mais je suis curieux de savoir ce qu'elle peut savoir sur mon frère. Notre histoire est globalement connue de tous, mais il est vrai que les plus jeunes n'en savent probablement rien. Je m'installe plus agréablement et cherche les bons mots. Que puis-je dire ? Je ne peux avoir qu'une simple réponse laconique, le silence, ce qu'elle semble vouloir éviter, se réinstallerait. Mais je ne peux pas non plus lui déballer ma vie, elle s'ennuierait, et en plus, c'est légèrement indiscret. Je mordille doucement ma joue avant de reprendre la parole, le regard posé sur le lac :

- Hélénos et moi, on vient pas d'ici. Notre mère est une vagabonde mais elle nous a confiée aux Hikari. J'aime la vie que nous avons eue ici, mais Hélénos, beaucoup moins. Quand on avait un an, soit peu avant ta naissance, il est parti à la recherche de notre père. Je ne l'ai jamais revu depuis. Parfois, ma mère le croise, et elle peut me donner de ses nouvelles. Voilà.

Mes pattes avants pétrissent doucement la terre devant moi. Mes yeux cuivres restent sur l'horizon sombre. Oui, il me manque mon frère, même si je lui en ai longtemps voulu, de m'avoir abandonné pour la recherche d'un père inconnu et violeur. Mouais. Pas cool comme départ quoi. Surtout qu'il n'a jamais voulu me recroiser. Je sais pas, il aurait pu venir me voir une ou deux fois en plus d'un an quoi. Me dire juste "Salut frangin, je suis toujours en vie, et toi, comment ça va ?" ça m'aurait suffit. Sauf que non. Comme d'habitude, Hélénos reste borné, et il ne reviendra qu'une fois qu'il aura trouvé ce qu'il cherchait - notre père.