Je sens mon arrivée dans le territoire Hikari bien avant de comprendre que je suis sortie des Terres Neutres. L'odeur à la frontière est forte, dissuasive, mais je suis tout de même passée. Avant de comprendre ce que je faisais. Mais j'ai continué. Après tout, depuis maintenant une demi-année, c'est mon objectif, je ne peux pas me détourner comme ça. Je glisse entre les troncs, marche. J'ai mal aux pattes, mais j'ai maintenant pris l'habitude de marcher autant chaque jour. Avant, au début, alors que je n'avais pourtant pas non plus une vie de reine, quand j'ai commencé à traverser les terres, mes coussinets me faisaient souffrir le martyr. Au bout de quelques jours, ils étaient en sang, tout écorché. Puis la corne s'est épaissie. Puis j'ai pris l'habitude. Maintenant, j'ai mal, mais presque pas.

Je débouche sur un curieux spectacle, à l'orée du bois. Un grand cratère, plein de cendre. Au centre, une retenue d'eau, qui m'a l'air assez potable pour moi. J'y vais, courant presque, et plonge la gueule dedans. Hum... l'eau est toujours un délice. Il fait si chaud en ce moment...

- L'eau est bonne ?

La voix me fait sursauter. Je n'avais pas senti la louve s'approcher, le nez dans l'eau comme j'étais. Maudite moi. Mais heureusement, la nouvelle venue ne semble pas menaçante. Quoiqu'un bref regard vers son corps me fait comprendre qu'elle n'hésitera pas à me botter le cul si jamais je suis pas sympa.L'odeur qui me vient d'elle est celle qui m'entoure. Hikari. C'est une hikari. Oh. Pile ce que je cherche !

Je m'assois calmement et la dévisage un peu.

- En effet, elle est délicieuse à mon goût !

Je passe doucement la langue sur ma babine pour en enlever les dernières gouttes solitaires -quand même, j'ai du respect de moi !

- Tu es Hikari ? Oui, bien sûr, tu en es une, je le sens sur toi. Ça tombe bien tu sais. J'ai envie de vous rejoindre. Je crois qu'il faut que je vois l'Alpha pour ça. Tu sais où il - elle peut-être ?

Je me corrige, me rappelant soudainement que j'avais entendu parler de l'Alpha Hikari en tant que femelle. Et apparemment maintenant y'a un mâle. Mais je suis pas sûre. Je préfère rester sur les valeurs connues. Une Alpha. La femelle me dévisage, alors je fais de même. Elle est plus vieille que moi, ça c'est certain. Mais elle est pas vieille. Pas encore. Même si ça se voit qu'elle a vécu. Elle a de curieuses ailes blanches dans le dos. Je me demande si elle peut voler avec ou si elles ne supportent pas son poids, comme ces oiseaux qui naissent avec des ailes trop petites. Non, même repliées, les ailes me paraissent grandes. Peut-être assez fortes pour réellement voler... Ça doit être amusant à voir !

Son regard reste fixé sur moi, évaluant, jaugeant. Mouais. Je passe d'une patte à l'autre, attendant sa réponse. Quand elle vient, la louve se redresse un poil plus, comme sous la fierté de ses paroles :

- Oui. Je suis Hikari. Et si tu cherches leur Alpha. Tu l'as devant toi.

J'étais en train de passer une nouvelle fois ma langue sur ma babine supérieure. Je m'arrête en plein mouvement. Perplexe. Ah bon ? Elle, c'est l'Alpha ? Pourquoi pas, après tout j'avais bien entendu un Kuragari l'appeler l'Alpha Pigeon, et c'est vrai qu'elle a de très belles ailes, mais elles sont loin de celles piteuses des pigeons. Je rentre ma langue et avale ma salive. L'Alpha semble amusée de ma réaction. Ses yeux ne sont pas trop menaçants, juste curieux. ET moi je sais plus comment réagir. Je dois m'incliner ? Non, c'est ancestral ça, non ? Ca se fait plus... Enfin je crois ? Dans le doute j'incline doucement la tête, respectueusement mais sans plus. En plus, si ça se trouve, c'est même pas la vraie Alpha, elle peut aussi décider de me mentir pour voir. Non, je vais partir sur le fait que j'ai bien la big boss devant moi, comme ça je fais pas trop de gourres. Enfin pas plus que d'habitude.

- Euh bah... enchantée Madame l'Alpha !

J'ouvre la bouche pour ajouter un truc, puis me ravise et continue plutôt :

- Du coup bah euh... j'aimerais bien devenir Hikari. Mère m'en parlait toujours comme la pire des meute, donc elle doit être cool cette meute. Et j'ai entendu qu'il fallait que je te vois avant... Donc voilà... Je te vois ?

Pa-thé-tique.

Son regard est vraiment super intense. J'ai l'impression qu'il me découpe toute entière. Comme s'il m'enlevait mes poils, et puis ma peau, pour regarder au plus profond de ce que je suis. Comme si la louve pouvait lire mes pensées les plus intimes.

- Je m'appelle Elemiah. Si tu préfères m'appeler par mon nom, cela ne me dérange pas.

Ah. Bonjour Elemiah alors. Un sourire fleurit sur mon visage et j'attends qu'elle poursuive -ça se voit qu'elle n'a pas fini, dans son regard, sur les muscles de son visage... Ça se voit quoi.

- Je ne suis pas contre le fait que tu rejoignes les Hikari, mais il va falloir que tu apprennes à tenir un peu ta langue en présence de tes supérieurs. D'ailleurs, tu parles d'une mère, mais où est-elle ?

Mon visage soudainement se ferme, comme un nuage passant. Mes yeux se durcissent et je réponds d'une voix froide :

- Elle est morte.

Je plisse le nez, dégoûtée par les souvenirs qui remontent. Puis je les repousse d'un coup de griffes. Et peut-être un coup de crocs aussi. Je les repousse loin. Au fond de mon cerveau. Et je reprends le pouvoir de mon esprit. Et je souris à nouveau, le visage si paisible que la fermeté pourrait avoir été imaginée par la blanche l'instant d'avant. Une bref seconde, le nuage ayant disparu au premier clignement de paupière.

- Dans tous les cas, moi je m'appelle Léatrice, mais je préfère être appelée Trixi, c'est bien plus joli.

Elle me regarde pendant que je réponds. Je cherche dans ses yeux la moindre trace de pitié, mais son je suis désolée, il semble assez sincère... je crois ?

- A partir du moment où tu rejoins les Hikari, tu peux ne plus être Léatrice, si cette autre partie de toi t'es détestable, tu peux choisir de devenir définitivement Trixi. Et dans ce cas là, tu deviens ma fille.

Oh, ça c'est intéressant. Enfin plutôt y'a trop d'informations dans sa phrase. Ok, info une : rejoindre les Hikari semble être accepté apparemment ! Info deux : je peux changer de prénom ? Avec plaisir, je n'aime vraiment pas ce souvenir de ma mère, en plus il sonne vraiment mal. Si cette Elemiah accepte de me prendre en tant que Trixi au sein de sa meute ce sera avec plaisir. Mais info trois... je pourrais rejoindre sa famille, carrément ? Je sais pas, c'est étrange. Elle ferait de moi, une inconnue, sa fille ? Je sais pas, ça paraît louche. Mais je ne peux empêcher une faible lueur d'espoir s'allumer dans mon regard.

- Juste comme ça ? Aussi simple que ça ?

En plus, elle a l'air sympa, pas comme Mère... Mais en même temps, j'en sais rien. Je ne la connais pas, Elemiah. Et elle ne me connait pas. Elle va probablement elle aussi se mettre à me crier dessus quand elle commencera à voir qui je suis. La vraie moi. Comme Mère avant elle. Mon visage se ferme comme du marbre. La petite flamme d'espoir s'éteint. Non, plus d'espoir. L'espoir fait trop mal quand il se brise.

- Je n'ai pas besoin d'une mère.

Mais je sais que ce n'est pas ce que j'aurais dû dire. Elle a vraiment un air bien, Elemiah. Elle ne doit pas être comme Mère. Mais qu'est-ce que j'en sais, hein ? Et puis, quelle femelle laisserait une inconnue -elle ne sait rien de moi, si ça se trouve, je suis une meurtrière. Et, oh ironie, c'est la triste vérité ! - entrer dans sa famille, entrer dans cette cellule que compose les êtres les plus chers à son coeur, ses petits, sa chair ? Non, c'est louche. Trop louche.

Je reste ainsi, les dents serrées, dans l'attente de la sentence. A tous les coups, Elemiah va revenir sur sa décision après cette sortie magnifique. Pourtant, je suis surprise. Encore une fois.

- Écoute, je sais que ça peut-être dur pour toi de penser à une personne que tu détestes, que tu ne dois pas aimer évoquer, mais en entrant chez les Hikari, tu te permets de recommencer ta vie en oubliant le passé, car nous ne sommes pas seulement une meute, nous sommes une famille soudée et chaque loup peut compter sur l'autre, peu importe son passé en dehors de la meute, ton entrée en son sein efface tout. Je te propose d'être ma fille, ce n'est pas pour remplacer ta mère, mais pour t'offrir l'opportunité de choisir la nouvelle vie que tu souhaites.

La louve semble plus décidée encore qu'avant. Agréablement surprise que je suis, j'en reste sans mot un instant. Puis quand je reprends l'usage de mon cerveau, je ne sais pas quoi répondre. Un esprit blanc. C'est ce qu'elle me propose. De tout effacer, de repartir de 0. Mais ai-je envie d'oublier Jeass ? Vraiment ? Mère, oui, je le veux, je le veux si fort. Mais Jeass ? Jeass, non. Ma pauvre Jeass que j'aimais tant. Ma pauvre Jeass qui par ma faute a vu sa vie s'écourter de manière radicale. Ma pauvre pauvre Jeass. Non, je ne peux l'oublier. Mais peut-être que faire un nouveau départ m'aidera à m'en souvenir de la bonne manière ? De me souvenir de son rire plutôt que de son dernier cri ? J'aimerais. J'aimerais tellement. Mais est-ce que je le mérite. Non. J'ai déjà tué. Mais après tout, si Elemiah me le propose, peut-être que c'est parce qu'elle voit quelque chose en moi, quelque chose que moi même j'ignore. Peut-être...

Tant de peut-être !

Je mordille ma joue, cherche les mots. Et puis bon, je laisse tomber. L'espérance cette fois vient illuminer des yeux bronze.

- Je... pourrais... ?

Dans ma voix brille ce frêle espoir, ce sentiment si fragile qu'il menace de se briser à la moindre parole. Mais le regard de l'autre n'est que bonté. Rien de menaçant. Juste ce regard qui semble m'envelopper.

- Je... , je me racle la gorge pour prendre une voix plus ferme, je serai honorée si tu acceptais de me laisser entrer dans ta meute, Elemiah.

Voilà, c'est dit.

Elle semble contente de ma réponse. Elle semble vraiment apprécier le fait que je puisse devenir une de ses louves.

- Puisque ta décision semble prise, je n'ai plus qu'une question à te poser : quel rang espères-tu avoir parmi nous ?

Elemiah fait une pause. Je réfléchis. Les rangs dont m'a parlé Mère sont tous assez attirants. Guerrière, Sentinelle, Chasseuse. Espionne. J'ai longtemps vécu seule, ces derniers temps, et j'ai appris à bien me cacher, à bien épier. Mais non, je ne pense pas qu'Espionne soit pour moi. Chasseuse. Oui, Chasseuse, c'est parfait. Je chasse depuis si longtemps que ça ne me changera pas tant que ça. Seule la notion de partage bougera. Je relève la tête.

- Chasseuse. J'aimerai devenir Chasseuse.

Elle ne revient pas sur ma décision. Elle s'approche juste, vient me lécher le front, la joue, et recule.

- Je te souhaite la bienvenue dans ta nouvelle famille, Trixi. A partir du moment où tu franchiras notre tanière, tu deviens officiellement une Hikari.

Les yeux pétillants, je m'incline devant elle, ma nouvelle Alpha. Hikari. Je suis devenue une Hikari. C'était pas si compliqué en fait, il fallait vraiment juste trouver l'Alpha. Elle est gentille cette cheffe. Elle doit bien diriger sa meute.

- Promis, je ne te décevrai pas.