Parfois, le matin, je m’absente. Parfois, je reste au camp. Parfois encore, je recherche un compagnon ou une compagne pour les activités de la journée. Et de temps en temps, je m’occupe d’une tâche que peu de Delta aiment faire : effectuer un tour chez les plus vieux d’entre nous pour vérifier qu’ils vont bien, leur parler, les faire se sentir un peu vivants pour ceux qui ne peuvent plus faire beaucoup de choses par eux même. Je sais bien que les guérisseurs le font, tous les jours, et même parfois plusieurs fois par jour, mais je pense que c’est bien pour nos ancêtres de nous voir nous aussi, nous les autres. Parce que bon, quand même, quand je serai vieux, j’aimerai bien avoir de la visite moi, et pas que pour des remèdes. Donc j’y vais. En plus, les anciens ont toujours des choses à raconter. Ce matin, comme vous avez pu le comprendre, je suis donc allé rendre visite aux “délaissés”.

Fallah et Rose dormaient, paisiblement roulées l’une contre l’autre. Kyer était, lui, bien réveillé. De fait, je ne l’ai pas longtemps dérangé car il sortait chasser un peu. Enfin c’est ce qu’il a dit, je suis persuadé qu’il va juste chercher un rocher au soleil pour s’y étendre et finir sa nuit. Puis finalement je suis allé voir Leifrig. Pour un ancien, il n’est pas bien vieux. A peine treize ans. Mais il y a un peu plus de six mois, une mauvaise chute lui a brisé une patte et elle ne s’est jamais consolidée correctement, l’empêchant de courir et de marcher normalement.Mais si vous l’aviez vu avant ! Un vrai feu follet ! J’ai toujours eu une grande affection pour le loup grisonnant.

Leifrig et sa compagne Amo sont ceux qui nous ont principalement élevé, Hélénos et moi, quand Maman nous a laissés aux bons soins des Hikari. Je les ai toujours adoré, au plus loin que vont mes souvenirs. Le couple avait perdu deux portées alors qu’ils étaient plus jeunes, et ils n’avaient plus l’espoir d’élever des louveteaux -vous comprenez, ils n’étaient pas sous les dix ans- aussi ont-ils reporté ce surplus d’affection sur nous. Puis quand on a grandi, Elemiah décida que Leifrig serait notre mentor guerrier, à Hélénos et moi. Il nous a bien entraîné, à mon humble avis. Et jamais il n’a cessé de nous aimer, même après le départ d’Hélénos, même après la mort de Amo.

Je suis resté longtemps avec lui. Nous avons partagé un chevreuil et nos souvenirs. Puis je l’ai laissé. J’avais encore la pensée pleine de lui quand je faillis rentrer dans un petit machin gris. Je bats des paupières et regarde ce que j’aurais pu écraser. Sitaël, forcément. La seule louveteau de la meute. Pauvre bichette, elle doit s’ennuyer parfois. Je l’ai vue si petite, parce qu’elle est accroupie, mais elle n’est pas loin des deux tiers de ma taille. Après tout, elle a sept mois, soit un âge décemment approprié pour devenir apprentie. Je me demande pourquoi sa mère ne l’a toujours pas confiée à un mentor.

Le petit machin me regarde, l'air furieux. Trop chou. Pourtant, c'est légèrement disproportionné. après tout, je ne l'ai même pas touchée d'un poil. Puis, je la sens utiliser son pouvoir. Et je sens le résultat : la terre qui sous mes pattes dansent. Je retiens un rire. Quoi ? C'est sensé être menaçant ? En tout cas, je révise mon jugement : sa réaction est disproportionnée. Non mais et puis quoi ? Un sourire m'échappe. Je le cache rapidement, peut-être qu'elle ne l'aura pas vu. Je me racle la gorge et commence :

- Bon dis moi, pourquoi t'as pas de mentor toi ?

Non mais parce que si elle en avait enfin un, ça l'occuperait et on ne l'aurait plus dans les pattes. Dire que les Alpha vont bientôt avoir une portée... Des nouveaux gosses à surveiller constamment, parce que les gosses, ça s'échappent toujours de la surveillance des parents -non mais ils peuvent pas faire un peu plus attention ? Des gosses qui d'ici quelques mois viendront nous réveiller dans la nuit pour poser une question, ou pendant une sieste parce qu'ils veulent aller dehors et que oh ! maman elle veut pas qu'ils y aillent tout seul. Des gosses partout dans les pattes... Mais bon. Au moins, ça fait du sang neuf. Et au bout de quelques mois, la plupart savent bien se tenir, même s'il y a des exceptions, comme cette puce de Sitaël. Et puis, qui sait, peut-être que l'un des bébés qu'Elemiah a dans le ventre sera un futur apprenti pour moi ?

M'enfin. Je garde le regarde posé sur le louveteau pâle qui se tient devant moi.

Elle prend son temps avant de lever les yeux. Sept mois. Et pourtant, pas beaucoup de jugeote. Elle aurait dû avoir compris depuis un moment qu'on ignore pas un adulte. Et puis bon, qu'un bébé sans entraînement ne tient pas le coup face à un guerrier ayant quatre fois son âge. Oui, un peu plus de quatre fois. Ah ! maintenant, elle semble réfléchir. Ouais, forcément, ça dure longtemps. Qu'est ce que j'ai fait pour mériter une rencontre avec elle ? Quand enfin son regard se pose sur mon épaule -même pas mes yeux quoi- Sitaël répond :

- Non.

Ok. J'ai attendu tout ça... juste pour ça ? Je bats des paupières, surpris. Franchement, cette gamine... Je lève les yeux au ciel, me relève. J'étire lentement mes pattes avants, et puis mon dos. Hum... ça fait du bien de détendre les muscles noués par ce début de froid. Roulant une dernière fois les épaules, je glisse un coup d'oeil à la pépette.

- Bah tu finiras par en avoir un.

Puis je me lève pour de bon, lui tourne le dos et m'éloigne.