Passé
Nuit. Quand Turquoise ressentit pour la première fois les contractions, il faisait nuit. La demi-nuit venait d’arriver.
Un sourire orna ses lèvres.
- Vous voilà mes chers petits…
Elle murmurait.
Les flancs ronds, la jeune solitaire lentement regagna son nid. Tous les trois pas, elle s’arrêtait, les traits crispés, le ventre tendu, plus dur que la pierre. Enfin, elle arriva. Pantelante, Turquoise se recroquevilla autour de sa précieuse progéniture non née. Pendant un demi-jour, elle resta ainsi, immobilisée sur la mousse, le regard d’abord sur des étoiles, ensuite sur les nuages de coton blanc. Puis le travail se fit plus ardu. A chaque douloureux spasme, un cri la secouait. Bientôt, deux vagabonds la trouvèrent, alertés par ses sons alarmants. C’était un couple, un vieux couple dont la femelle avait quelques connaissances guérisseuses.
Turquoise perdait son énergie comme un arbre un fois percé se vide de sa sève. Vite. Inlassablement.
Puis les cris moururent. Les contractions, toujours plus fortes, toujours plus longues, toujours plus fréquentes, la laissait chaque fois plus vidée. Ils la secouaient. Son dos se arquait à s’en briser l’échine, cherchant vainement à échapper à la torture. Puis elle ne bougea plus.
La nuit une nouvelle fois arriva. Les spasmes toujours étaient là et seuls les flancs, tour à tour durs et tendus ou flasques et mous ne se mouvaient. Turquoise respirait laborieusement, par petites goulées d’air vite interrompues par une nouvelle crampe.
Enfin, alors que le premier rayon matinal heurtait le ventre au bord de la rupture de la femelle, un louveteau naquit, expulsé dans un dernier effort meurtrier.
Le hurlement de Turquoise fut long, affreux. Les oiseaux des arbres voisins s’envolèrent dans une cacophonie désorganisée. Puis la tête retomba, le corps s'amollit et la vie quitta Turquoise.
***
- Aa...tss !La tête du petit partit en avant, trop lourde pour contrer l’éternuement. Il se redressa, secouant le museau pour retrouver les pensées claires -et l’équilibre.
- Vayli !
Le louveteau tourna son regard humide vers la femelle grisonnante qui arrivait sur sa gauche.
- Coucou Maana ! s’exclama-t-il joyeusement. Regarde, j’ai trouvé une coccinelle ! Elle est belle hein ?
Sa mère adoptive avança, un sourire attendrie aux lèvres.
- Oui, elle est belle ta coccinelle.
Elle le regarda souffler doucement sur l’insecte et éclater d’un rire surpris en la voyant s’envoler sous son nez. Vayli la regarda s’éloigner, l’air ravi. Puis il se releva sur ses pattes encore un peu flageolantes et repartit vers leur tanière. Maana admira son jeune protégé. Le pauvre gamin. La mère morte après une mise à bas si difficile, tous ses frères et soeurs décédés dans le ventre même de cette petite, de cette petite décidément trop jeune pour quitter la vie. A près d’un mois et demi, Vayli était plein de vitalité, lui. Un adorable louveteau toujours serviable, adorant sa mère de substitution, ignorant tout de sa naissance. Aucun mâle n’était jamais venu le réclamer comme fils. Si elle l’avait su, la mère avait emporté le nom de son compagnon dans la tombe.
Vayli s’arrêta, reprit son équilibre et tourna la tête avec l’autre, un sourire éclatant sur le visage :
- Tu viens aussi Maana ?
La vieille louve étira la gueule en miroir.
- Bien sûr, mon petit.
***
- Maanaaaa !Le cri n’était que pur effroi. Une peur qui part du coeur pour s’échapper par la gorge. La peur, pure, et dure. Juste la peur.
Le regard du jeune mâle parcourait le corps déjà froid de sa tendre mère. Ses yeux sont clos, sa bouche entrouverte sur le dernier souffle de vie. Ses traits sont détendus. Une mort douce. Le sommeil.
Vayli, les yeux mouillés, plongea son museau dans la fourrure soyeuse de cette mère qu’il a tant aimé. Qu’il aurait voulu protéger de tout, même de la vieillesse, alors même que son âge était très avancé quand lui était né. Il sanglota longtemps. Son coeur tendre, ce coeur qui, à à peine deux ans est souvent encore épargné, lentement se referma. Les plaques de pierre doucement, une à une, vinrent se coller sur l’organe fragile, sur l’organe palpitant, l’enfermant lentement.
Quand Vayli se releva, toute trace d’émotion avait déserté son visage pourtant avant si expressif. Il se redressa, secoua la tête pour en ôter les dernières larmes, renifla et, sans un dernier regard, se détourna et partit.
Il marcha. Cent pas. Mille pas. Des centaines de milliers de pas. Il marcha. Pendant des jours, sans jamais s’arrêter, si ce n’est pour boire deux lampées d’eau. Pendant des jours.
Une femelle de son âge eut le malheur de le trouver la première. Sans le moindre tracas, l’habituel si doux Vayli se jeta sur elle. D’un geste leste, lui trancha la gorge. Dans un soupir, l’observa crever. Crever comme un rat. Alors c’est ça tuer un loup ? C’est pas bien différent que de tuer un animal. Une proie. Pas plus dur non plus. Presque plus réjouissant. Pourquoi on en tue pas plus ? Pourquoi on les laisse en vie ? Après tout, Maana est morte elle. Elle est morte sans l’aide d’un loup. Mais elle est morte. Avant, elle disait qu’elle partirait dans un meilleur monde. Alors, s’il est si bien que ça l’autre monde, pourquoi les autres ne veulent pas mourir pour l’atteindre, hein ? Alors maintenant, lui, Vayli, allait les aider. Il allait les tuer. Les envoyer dans le meilleur monde. Et plus jamais Maana ne se sentirait seule.
Vayli, devant le corps tiède de sa première victime, se fit le serment de tuer, pardon,
d’aider les autres, ceux qui le croisent, pour que bientôt tous soient avec sa mère. Et que lui seul reste en bas, personne ne pouvant l’achever. Sa mission valait bien la hauteur du sacrifice qu’il allait faire.
Alors il repartit. Et perpétua son voeu.
Maintenant cinq longues années plus tard, Vayli a arrêté. Ou plutôt, il a passé la main. Lui doit maintenant enseigner aux petits comment faire. C’est maintenant aux plus jeunes de reprendre le flambeau de l’aide vers le meilleur monde. Eux vont suivre sa trace, aider, tuer, laisser. Tuer. Tuer jusqu’à rester les derniers dans ce vilain monde.