Nymeria & Shlava

Nymeria avançait d'un pas lent. L'aube venait de pointer et la louve était exténuée. La Veilleuse avait passé toute la nuit à patrouiller pour prévenir un quelconque danger et maintenant que d'autres sentinelles avaient pris la relève, elle avait repris le chemin du camp pour aller se reposer. La louve grise passa au milieu des autres loups de la meute en silence, leur adressant de discrets mouvements de museaux pour les saluer, sans dire mot. Elle n'avait jamais été bavarde et les autres le savaient, aussi passaient-ils leur chemin sans autre attente. De toute façon, la démarche traînante et l'air fatigué de la louve grise leur faisait comprendre qu'elle n'avait rien à leur dire pour le moment.
Nymeria se dirigea directement vers une petite grotte creusée à même la roche, qui était trop étroite pour laisser entrer plus d'un loup mais était assez à l'écart pour assurer la tranquillité de son occupant, se situant plus loin de toute l'agitation de la meute. La Veilleuse appréciait cet endroit où ses oreilles trop sensibles pouvaient se reposer. Certes, avoir des sens plus développés que les autres était un don, mais se révélait parfois comme un fardeau, surtout lorsqu'on avait le tempérament calme et solitaire de la jeune louve. Cette dernière entra dans son abri, tourna plusieurs fois sur elle-même avant de se laisser tomber au sol, puis se roula en boule et posa sa queue sur son museau. Elle ferma les yeux, laissant le sommeil venir la chercher lentement et ses muscles se détendre de leur longue marche nocturne.
Elle avait presque sombré lorsque ses oreilles se dressèrent vers l'avant, distinguant les pas d'un congénère plus loin. Nymeria ignora le bruit, se disant qu'il s'agissait probablement d'un loup plus loin. Mais les pas se rapprochèrent, et elle devina à leur vitesse et leur ampleur que le congénère en question ne devait pas être bien grand. Ses paupières se soulevèrent, révélant ses iris émeraude. Elle fixa du regard la direction du bruit et distingua le louveteau qui s'approchait avec curiosité. Shlava. Nymeria avait presque oublié que les petits d'Elemiah venaient de sortir de la tanière. Elle l'observait, n'osant bouger au cas où il ne l'aurait pas remarqué et passerait son chemin sans la déranger. Mais sa trajectoire indiquait clairement le contraire.

Nymeria & Shlava

Au grand désespoir de Nymeria, Shlava accéléra le pas et se dirigea droit vers elle. Le louveteau se laissa tomber lourdement sur son derrière et posa ses grands yeux curieux sur la louve grise.
«Bonjour !, lança-t-il d'un air joyeux.
Nymeria redressa la tête pour lui adresser un sourire bienveillant. Peut-être que si elle se montrait assez aimable il accepterait de la laisser dormir tranquillement et d'aller trouver quelqu'un d'autre pour jouer. Ce n'était pas que la Veilleuse n'aimait pas les louveteaux, mais par un quelconque miracle ceux-ci arrivaient toujours à bout de sa patience, qui était pourtant très grande.
-C'est vrai que tu t'appelles Nymeria et que t'es ma sœur comme Nana ?, reprit l'énergumène.
La louve acquiesça d'un mouvement de tête, s'amusant au passage du surnom que donnait le petit à Henael.
-C'est en effet mon nom. Mais je ne suis pas vraiment ta sœur. Elemiah n'est pas ma mère, elle m'a juste recueillie., expliqua-t-elle d'une voix douce.
D'ailleurs, la louve n'avait jamais osé appeler Elemiah par le mot affectif qu'était "maman". Elle lui vouait un respect immense et l'appelait ainsi par son nom. De plus, la dernière fois qu'elle avait prononcé ce mot, c'était la veille du terrible incident qui avait touché sa tanière. Elle lui avait souhaité bonne nuit et lui avait dit à demain. Demain qui n'était jamais arrivé pour sa mère.
La Veilleuse secoua les oreilles, comme si ce réflexe pouvait chasser ces sombres pensées de son esprit. Elle préférait ne pas se montrer triste face au louveteau. Il pourrait poser des questions indiscrètes. D'ailleurs, elle espérait qu'il ne relève pas le fait qu'elle ne parle pas de sa vraie mère.
Préférant prendre ses précautions, la louve désigna Shlava du museau.
-Tu ne joues pas avec les autres louveteaux ? Ils doivent t'attendre.»
Dormir. Elle voulait juste dormir.

Nymeria & Shlava

Au grand désespoir de la louve, le petit secoua vivement la tête.
«Les autres ils dorment toujours, ils sont pas gentils. Et maman elle veut pas que je réveille Nana ! Elle dit qu'il faut qu'elle dorme, c'est pas sympa. D'ailleurs, j'ai pas compris. Maman elle a dit que tu étais ma sœur adoptive, et toi t'as dis que c'était pas ta maman. Tu veux bien m'expliquer ? Parce que je comprends pas bien. Et si t'es ma sœur, pourquoi t'as pas l'âge de Nana et de moi ?, débita-t-il d'un seul coup.
Nymeria le fixait avec lassitude et étonnement. Comment une si petite chose pouvait-elle avoir autant d'énergie et parler autant ? La Veilleuse retint un nouveau soupir pour se redresser un peu, s'asseyant face à Shlava. La discussion allait être longue. Elle prit une grande inspiration pour tenter de répondre à toutes les questions de son "frère" d'un seul coup.
-Ta mère m'a recueillie quand je n'avais plus ma vraie mère et s'est occupée de moi. Mais ce n'est pas elle qui m'a mise au monde. Et c'est aussi pour cela que je n'ai pas le même âge que vous. Et même si Elemiah était ma vraie mère, j'aurais pu naître avant ou après toi et donc ne pas avoir le même âge quand même., expliqua-t-elle.
Shlava la fixait avec de grands yeux. Nymeria ne savait si elle devait interpréter ce regard comme signe d'attention ou d'incompréhensions totale de la part du louveteau. Si c'était le deuxième cas, elle ne serait pas tranquille avant un moment. Surtout que son instinct lui soufflait que ce n'était pas la seule chose qu'il avait l'intention de demander. Elle tenta une nouvelle fois de couper court aux questions de Shlava.
-Et toi ? Tu n'es pas fatigué ? Ta mère va s'inquiéter si tu disparais alors que tu es censé dormir.»
Elle était pratiquement sûr que ça ne marcherait pas et qu'il ne bougerait pas d'un poil, mais ça valait au moins la peine d'essayer.

Nymeria & Shlava

Lorsque le jeune Shlava prit une mine pensive, avant de la regarder dans la plus totale des incompréhensions, Nymeria sut qu'elle pouvait abandonner tout espoir de se reposer tant que le petit était dans les parages. Elle se redressa alors, s'étira longuement tout en poussant un baillement silencieux. Elle s'ébroua ensuite pour se sortir de sa torpeur et fit un pas en direction du louveteau qui avait pendant ce temps continué à débiter des questions, parlant aussi vite que le courant de la cascade. La Veilleuse posa l'une de ses pattes avant sur le museau du jeune mâle afin de le faire taire et de l'empêcher de gigoter davantage. Il commençait vraiment à lui donner le tournis, à bondir dans tous les sens comme cela. Elle n'enleva sa patte que lorsqu'il posa son postérieur au sol, l'air résigné.
Elle n'avait écouté que d'une oreille distraite les innombrables interrogations du louveteau, aussi ne répondit-elle qu'à certaines d'entre elles, espérant que ça suffirait à sa curiosité.
«Ecoute-moi bien cette fois-ci, et tu comprendras., commença la louve. Bien qu'elle soit toujours hésitante à parler de son passé et à remuer de douloureux souvenirs, Nymeria savait que c'était le seul moyen de se débarrasser de Shlava. Et, de toute façon, pratiquement toute la meute connaissait déjà son histoire, alors à quoi bon lui dissimuler la vérité puisqu'il finirait bien par l'apprendre un jour ou l'autre ? J'ai eu des parents comme toi. Je suis née ici,
ma vraie mère m'a mise au monde et j'ai grandi ici. Puis il y a eu des complications, et mes parents nous ont emmené, mes sœurs et moi, loin d'ici. J'étais déjà adulte lorsque j'ai perdue toute ma famille à cause d'une inondation. Et alors je suis revenue chez les Hikari et ta mère m'a recueillie et traitée comme si j'étais sa fille. Voilà, c'est tout ce que je peux te dire.
Lorsqu'elle se tut, Nymeria guetta la réaction de Shlava. Elle espérait ne pas avoir encore plus confus le petit qu'auparavant. En tout cas, elle sentit son cœur se serrer quelques instants à l'évocation de son histoire, avant de vite réprimer cette sensation. Elle était forte maintenant, et se morfondre sur le passé de servirait à rien, elle le savait. Sans même que son état d'âme soit visible, elle reprit un air neutre pour ne pas inquiéter le louveteau.
-Satisfait ? Tu peux me laisser dormir maintenant ?», demanda-t-elle à ce dernier.