Aujourd’hui, le ciel semblait d’une humeur maussade et grise. Le soleil jouait à cache cache derrière les nuages et le vent s’était levé depuis une bonne heure désormais. La pluie menaçait d’apparaitre d’un instant à l’autre. Il aurait fallu être fou pour avoir envie de sortir en ce début d’après-midi, alors que les nuages donnaient constamment l’impression d’être en fin de soirée.

Rhapsody était de ces loups fous qui ne se souciaient guères de la météo. Il marchait pour retourner vers les terres de sa meute, avec dans sa gueule un bien précieux butin ; une branche recouverte de mûre. Il avait été scandalisé d’apprendre, deux jours plus tôt, que certains loups parmi les siens n’avaient jamais eu la curiosité d’esprit de gouter ce drôle de fruit sucré qui avait tendance à tâcher les pelages les plus clairs. Il comprenait qu’ils soient méfiants, car toutes les baies n’étaient pas bonnes et certaines pouvaient même tuer, cependant, il savait de source sure qu’une mure ne pouvait rien faire de mal, à moins que l’on ne s’étouffe avec. Et s’il le savait, c’était parce qu’il l’avait appris de son instructrice, cette vieille louve aigrie et bougonne qui passait plus de temps à lui aboyer des ordres qu’autre chose. Dans son infinie sagesse, elle lui avait une fois expliqué que certains fruits de la forêt pouvaient être bons et, si ses connaissances en la matière n’étaient pas aussi grandes que celles que pouvaient avoir des guérisseurs par exemple, elle avait su lui montrer les rudiments. Rudiments que Rhapsody se devait donc aujourd’hui de transmettre aux plus jeunes.

Il avançait donc d’un pas serein après deux jours d’absences, plutôt satisfait de revenir cette fois-ci avec des mûres plutôt qu’une proie qui serait rapidement engloutie par les plus jeunes. Pour une fois !

Avant qu'il n'ait atteint la frontière une odeur attira néanmoins son attention. L'odeur d'un loup solitaire qu'il ne connaissait pas. Il tiqua légèrement et décida de faire demi-tour pour aller à la rencontre de l'étranger qui s'était aventuré dans la forêt et qui se trouvait dans les alentours. Finalement, il trouva la créature ocre un peu plus loin et décida de la héler ; « Bonjour à toi et bienvenue sur les terres de l’Ouest ! ». Il lui offrit un sourire

Rhapsody ferma les yeux quelques secondes pour songer qu’il était peut-être là face à quelque chose de dangereux. La branche pleine de mûres qu’il avait abandonnée au moment où il avait décidé de prendre la parole gisait désormais à ses pattes et il se demanda pendant quelques secondes s’il n’aurait pas mieux fait d’éviter d’aller à la rencontre de ce loup étrange qui l’observait sans rien dire. Il le trouvait étrange dans le sens ou ce loup roux restait caché dans une sorte de grotte, laissant à peine poindre le bout de sa truffe à l’extérieur. C’était un comportement qui ne disait rien qui vaille au chasseur de la meute des Kuragari. Car d’après son expérience –qui bien qu’elle ne soit pas très grande restait toutefois assez large- ses congénères étaient, de base, tout aussi curieux et bienveillant de nature que lui. Or, ce loup-là ne semblait pas être le moins du monde animé par une quelconque bienveillance. Au contraire. Et le grognement qui s’échappait légèrement du fond de sa gorge ne faisait que confirmer cette funeste hypothèse.

Dos au mur, Rhapsody décida d’opter pour la niaiserie et la stupidité. Il était bien loin d’être bête, au contraire, mais il préférait laisser l’autre croire qu’il l’était. Souvent, les problèmes d’égo de certains loups permettaient aux idiots de s’en sortir, il ne savait plus que bien. Peut-être n’était-il pas face à un loup égocentrique, ou peut-être que si. Peut-être même était-il stupide, ou bien très intelligent. Dans tous les cas, le loup aux yeux bleus devait trouver quelque chose à faire pour ne pas rester sur place. Cette rencontre ne lui plaisait pas et ce loup qui n’avait pas prit la peine de le saluer ne lui plaisait pas non plus. Il était grossier, très grossier. Et Rhapsody n’aimait pas les loups grossiers. « Bon, eh bien puisque je dérange, je te laisse à tes occupations ». Il se pencha ensuite pour récupérer la branche pleine de mure qu’il irait offrir aux louveteaux plus tard, puis fit mine de s’éloigner de quelque pas.

Il y avait là une odeur fétide. Rien de comparable à l’alléchante idée de la Mort rendant visite a des âmes en peine. Non, simplement une odeur fétide de peur et de cadavre en décomposition. L’odeur fétide d’une peine que l’on cache derrière une façade. L’odeur fétide d’une âme putréfiée qui tente d’être camouflée derrière une accumulation d’artifices. Rhapsody reniflait l’odeur désagréable à pleine narine, très probablement parce qu’elle emplissait l’air avec une férocité et une ferveur à peine palpable. « Tu nous quittes déjà ? Nous qui commencions à peine à t’apprécier. » Cette voix caverneuse, c’était celle du loup qui sentait tellement mauvais. Et ce son qu’elle produisait était aussi désagréable que l’odeur qu’il dégageait. Apparemment comme il ne pouvait se défaire de la présence dérangeante de l’autre loup, il devrait se contenter de rester sur ses gardes. Alors, il déposa sa branche au sol et décida de s’asseoir à une bonne distance de l’autre, pour lui répondre.

« Nous ? Oh toutes mes excuses, j’ignorais que vous étiez plusieurs. J’espère ne pas vous déranger alors. » Mais il n’y avait pas plusieurs créatures dans cette grotte sombre. Il n’y avait qu’une seule âme qui lui faisait face et Rhapsody cernait à présent beaucoup mieux le drôle de personnage sur lequel il venait tout juste de tomber. Tu es dans un piège, comme le faible être que tu es. Le loup se lécha la truffe et esquissa un sourire en coin. Puisqu’il était effectivement piégé, autant jouer la carte de la sureté en restant poli. C’était tout ce qu’il avait, ou plutôt tout ce qu’il possédait de plus développé ; sa manière de s’adresser aux autres. Il enchaina donc, toujours sur ce même ton respectueux ; « Je me prénomme Rhapsody, puis-je savoir à qui j’ai à faire s’il vous plait ? ».

Monstre tout droit venu des enfers très probablement et pourtant, si une part de Rhapsody craignait les monstres qui se trouvaient dans la grotte en face de lui, une autre part, plus infime toutefois, ne pouvait s’empêcher d’être curieuse et pleine de défiance. L’autre avait beau lui soutenir qu’ils étaient plusieurs, le chasseur des Kuragari avait la truffe assez fine pour deviner qu’il n’y avait personne d’autre que lui et ce soi-disant loup menaçant. Alors le mâle aux yeux bleus s’interrogeai ; était-il réellement en train de faire face à plusieurs loups (et dans ce cas pourquoi ne parvenait-il pas à sentir plus d’une odeur dans la grotte et aux alentours) ? Ou alors faisait-il face à un mâle qui n’était pas le moins du monde saint d’esprit et qui demeurait persuadé qu’ils étaient plusieurs ? Instinctivement et sans trop y songer, Rhapsody pencha peu à peu vers la seconde option ; l’autre ne devait pas être seul dans sa tête pour réfléchir ainsi. Et, si les loups fous n’étaient pas nombreux et donc facilement évitables, le destin poussait pourtant quelques congénères a croiser leur chemin. Manque de chance, c’était Rhapsody qui faisait face au loup à tares aujourd’hui, et c’était un peu contraignant. Il se retint de faire le moindre commentaire, parce qu’il savait de source sûre que cela n’améliorait pas la situation et se contenta de rester sagement assis à observer l’autre loup, qui cherchait surtout à imiter les êtres invisibles. « Nous sommes des voyageurs. » Rhapsody ne trouva rien à ajouter, alors il se contenta de rester là, à observer.

Folie. Obscure folie. Elle lui avait parue alléchante à un moment de sa vie. Et pourtant, maintenant, Rhapsody savait qu’il n’avait rien à voir avec le mal et les ténèbres qui entouraient parfois certains loups. Celle qui habitait le corps étrange et curieusement intéressant de l’autre loup tentait de s’emparer de son âme, il en avait parfaitement conscience. Et pourtant, là encore, le loup sombre aux yeux bleus savait qu’il ne devait pas le moins du monde craindre de s’y aventurer. Les ténèbres n’étaient rien d’autre que le reflet de la peur et de la terreur qui avait forcément naquit un jour dans l’esprit d’un loup et qui s’était peu à peu propagé un peu partout, à la manière d’une horrible maladie infectieuse. Maladie contre laquelle Rhapsody était, depuis quelques temps déjà, totalement immunisé. « Que fais-tu ici avec ces fruits ? ». Le loup sombre releva le regard et tenta de comprendre la démarche de la créature qui avait prit position dans cette étrange grotte. Il ne parvenait pas à comprendre son raisonnement et, même s’il ne s’acharnait pas à trouver une solution, il tentait tout de même de comprendre le comment du pourquoi.

Sauf qu’il ne saisissait pas.

Alors, il regarda sa branche pleine de fruit avec une pointe de dépit. Devait-il réellement répondre à une question curieuse ou faisait-il face là à un fin stratagème visant à le nuire ? Il se racla la gorge et décida finalement d’agir comme un loup stupide. « Je vais éduquer les louveteaux de ma meute. Même si les baies ne sont pas faites pour que nous les mangions puisque nous sommes carnivores, elles ont des propriétés hydratantes et médicinales qui peuvent aider à survivre dans certains cas… » Il pencha la tête sur le côté, pour lui faire comprendre qu’il agissait là tout à fait normalement et qu’il était tout à fait honnête avec lui.