Sorti tôt de ma tanière, je pars à la recherche de plantes. Ayant été récemment promu guérisseur, je n'ai pas encore eu le temps de me faire des réserves dignes de ce nom. Heureusement, nous sommes encore loin des périodes d'épidémies, mais il n'empêche que la saison sèche apporte son lot de blessures diverses, allant de la foulure et la plaie ouverte.

Je préfère être prêt.

Nez au vent, je cherche les fumeurs familières. Les fleurs de pavot sont les plus simples à trouver, et elles sont indispensables. Toujours toujours avoir du pavot. Pour les graines, la tige, les pétales. Toujours. J'en trouve rapidement, je me souviens parfaitement de tous les emplacements. Je les ai cartographié dans ma tête, quand Thalia m'envoyait en chercher. Je garde en mémoire tous les plants, arbustives ou arbres trouvés et pouvant se révéler utile, comme ça c'est bien plus simple. Et heureusement, si parfois j'ai des trous de mémoire immédiate, pour les plantes, la mémoire ne m'a jamais fait défaut.

Je cueille délicatement, du bout des crocs, les longues tiges fleuries, prenant garde à en laisser, pour qu'elle puisse se reproduire et qu'on en ait encore plus tard. Je prend en gueule la plante et, prenant garde à ne pas trop la secouer pour ne pas en perdre les précieuses graines, je la pose dans une grande feuille Puis je prends cette feuille, et voilà, maintenant, je ne vais plus les perdre. J'avance doucement. J'aime bien entendre le martellement de mes pattes. J'aime bien me promener dans la forêt, seul.

Les animaux savent que je suis seul. Et mon pouvoir les rassure, ils le sentent. Alors il n'est pas rare que je frôle un lapin me regardant de ses grands yeux noirs ou qu'une buse vienne piquer à côté de moi. J'aime beaucoup regarder cette nature paisible que je suis probablement le seul à voir. Les autres font peur aux animaux, parce qu'ils les chassent. Mais moi je ne chasse pas. Je ne chasse jamais.

Je retourne tranquillement à ma tanière. Là, proche des cascades, se tient Zéckyel, immobile. Le compagnon de maman. Je vais poser ma récolte au pied de ma tanière puis reviens vers lui. Il ne semble pas m'avoir remarqué. Il fixe l'horizon. Le soleil couchant. Fixant son visage un peu fermé, je me demande ce à quoi il peut penser.

Je me mordille la lèvre. Zéckyel est le second Alpha Hikari. Mais surtout, maman l'aime. Et je ne lui ai presque jamais adressé la parole. C'est n'importe quoi. Je dois y remédier. Surtout que maman a maintenant dans le ventre ses petits. Et qu'ils vont bientôt naître. En plus, il a l'air sympa, Zéckyel, même si je ne le connais pas vraiment. Oui, il faut vraiment que j'essaie de prendre un peu contact avec lui.

Je me racle la gorge pour ne pas trop le surprendre. Il sursaute légèrement.

- Je peux me joindre à toi ?

Ma voix est légèrement hésitante. En général, j'ai pas peur d'aller vers les gens. Mais là, c'est le compagnon de maman. Il est très important pour elle. Alors je dois pas faire de bêtises.

Je le guette du bout de l'oeil. Il est silencieux. Très. Je me demande si je ne dois pas partir quand je vois son oreille bouger. Un tout petit mouvement. Mais c'est déjà ça. Puis sa voix s'élève.

- Comment ça se passe depuis ton passage à Delta ?

Je mordille ma babine avant d'ouvrir la gueule. Zéckyel n'est pas un loup bavard. Je ne dois pas l'embêter avec mes propres paroles -qui peuvent être aussi... abondantes que les pluies de printemps. Ou même pire !  Du coup je vais essayer ?

- Je suis content d'être devenu guérisseur. Ma tanière n'est pas loin. Je garde les mêmes patients, la seule différence c'est que je suis amplement responsable là. Avant Thalia restait celle avec les grandes décisions.

Je penche la tête un tout petit peu sur le côté et souris, sans le regarder. Je garde les yeux sur l'horizon.

- Et toi, comment ça se passe depuis ton passage à Alpha ?

Je reprends sa phrase, je trouve ça amusant. J'espère juste qu'il va pas mal le prendre. Ce n'était pas mon intention. Je n'aime pas faire du mal aux autres, même juste un tout petit peu comme se moquer. Alors bah je le fais pas.

Si je perçois tout d'abord son petit crispement de surprise, je le sens après se détendre, se détendre pour la première fois depuis le début de notre euh... entrevue ? Conversation ? Après un silence, tel un temps de réflexion, Zéckyel me répond et je sens comme un sourire dans sa voix :

- Cela est bien nouveau pour moi, avec l’aide de ta mère, j’assimile ce nouveau rôle. Mais tout se passe bien, merci de le demander.

Un petit sourire fleurit sur mon visage.

- C'est bien normal.

Puis à nouveau plus aucune parole ne sort de nos bouches. Le silence revient étendre ses ailes au dessus de nos tête, gênant. Je me racle la gorge et reprend :

- Je suis pressé de rencontrer la prochaine portée.

C'est vrai de vrai. Maman m'a dit qu'avant Henael et moi, elle avait eu une autre portée. Mais je suis donc né après. Puis, en plus jeune que moi, Sitaël est arrivée, mais elle n'est pas née de maman, et puis elle avait déjà deux mois quand elle est devenue Hikari, et par le même biais, ma petite soeur. Là, il va y avoir ces toutes petites boules de poils, des bébés qui me seront reliés par le sang. Et qui feront un lien à jamais incassable avec ce loup sombre installé près de moi. C'est étrangement intimidant comme rôle, grand-frère de si petites choses. Mais ça doit être encore plus flippant quand on va devenir père je suppose. Comme Zéckyel. Lui, c'est sa première portée. Ça doit être étrange quand même. Mais j'aimerais quand même un jour connaître le bonheur -ou le malheur, si mes petits sont un jour aussi peu calmes que moi- de devenir père. Parce que c'est honorant quand même.

Encore une fois, Zéckyel prend du temps pour me répondre. Plusieurs minutes. Je laisse le laps passer. Je sais maintenant, ou du moins je m'en doute, que Zéckyel en a besoin. Mon beau-père semble être quelqu'un de silencieux. Ou peut-être a-t-il au longtemps personne à qui parler. Et maintenant, perdre l'habitude est dure. Je n'en sais rien. Je laisse à nouveau les mots s'éteindre. Et cette fois je n'ajoute rien. Si j'ai chaque fois brisé le silence, je laisse maintenant la chance à Zéchyel de le faire. Alors je me plonge dans mes propres pensées. Je réfléchis brièvement à cette prochaine portée. Je me demande combien ils seront. Vu la rondeur de maman, il n'y aura pas qu'un petit. Et quels sexes ? M'enfin. On verra bien. Puis mon esprit repart vers mes actuels patients. Puis vers encore plus loin, vers l'horizon.

On attend longtemps comme ça. Silencieux. Immobiles. A regarder cette horizon, ce soleil qui lentement descend. Le ciel change de couleurs, et ça devient magnifique. Un spectacle quotidien et pourtant si exceptionnel. Le soleil vient illuminer nos fourrures, celle noire de Zéckyel, celle blanche de mon propre corps. L'astre vient nous caresser de ses rayons chauds. Puis dès que l'horizon l'a avalé, la température descend. Vite. Mon épaisse fourrure, celle que j'ai hérité de maman, me protège bien du froid. Je roule des épaules pour la faire gonfler un peu plus. Zéckyel ne bouge toujours pas. Je la regarde du coin de l’œil, cette imposante silhouette sombre. Puis finalement je brise de moi même la règle que je m'étais imposée : je reprends la parole.

- En fait, pourquoi tu es devenu espion, au départ ?

Je ne m'en rappelle pas. Je sais qu'il est devenu Alpha pour maman, par amour pour elle, mais avant ? Il était espion, mais c'est out ce que je sais. Je n'en sais rien du tout. Ou alors j'ai déjà oublié, si je le l'ai su. Alors autant demander. Les choix des loups les décrivent souvent bien mieux que tout le reste.

Il soupire. Je suis désolé de toujours l'embêter. Mais il me répond tout de même.

- Je suis devenu espion pour protéger notre meute. Mon pouvoir me permet de me dissimuler, et ainsi mes missions sont toujours des succès.

- Ca doit être bien de toujours réussir.

Je laisse le silence revenir. Mais à nouveau, je ne peux m'empêcher de le briser. Il faut que je parle. Le silence, c'est bien. Mais j'ai l'impression qu'avec Zéckyel, même quand je suis silencieux je bourde.

- Moi je fais toujours pleins de bêtises que je ne veux pas faire. J'aimerais faire les choses biens, mais ça ne fonctionne jamais normalement quand c'est moi.

Je me lève. Je l'ai assez embêté. Il doit en avoir marre de moi. Après, tout je ne suis qu'un gamin qui vient embêter sa contemplation. Son silence. Je vois bien qu'il ne m'a accepté que parce que je suis le fils de maman. De la louve qu'il aime. Mais ça ne veut pas dire qu'il m'apprécie. Surtout que bientôt, il aura ses propres bébés. Henael et moi, on n'est rien pour lui. Je me demande ce qui me passait dans la tête le moment où je me suis dit que ça serait une bonne idée de l'approcher. De le rencontrer.

Je m'incline devant lui.

- Merci de m'avoir accordé de ton temps Zéckyel. A présent, je ne t'embêterai plus.

Je me relève. Oui, c'est bon, j'ai compris.

Une soudaine tension dans le bas de mon dos me fait retourner, surpris. Le grand mâle sombre a posé une patte sur ma queue. Je la lui arrache d’un geste vif. Non mais ! Il me fixe d’un air défiant. Puis, yeux clos, il se lève, ouvre à nouveau les paupières, et me fait signe.

- Suis-moi Shlava.

Son corps puissant passe juste à côté de moi. Il prend un peu d’avance, mais rapidement me fait comprendre qu’il faut que j’aille au même niveau que lui. J’accélère le pas pour le rattraper. Mouais. Il est étrange Zéckyel. Sombre. Lunatique. Peu locace. Je ne sais pas ce qu’il veut. Mais j’ai rien de mieux à faire. En plus, si je pars maintenant, il va mal le prendre. Or, je ne peux bousiller une relation avec ce loup qui est cher à Maman. Une relation d’indifférence, ça peut se faire, mais une relation de non respect, non. Zéckyel me jette régulièrement des coups d’oeil, comme pour s’assurer que je suis toujours là. Toujours au même niveau. Non mais il me prend pour qui ! Mâchoire serrée, je soutiens son regard toujours. Je ne suis pas une mauviette moi, quoi que tu en penses.

J’observe autour de moi. On arrive dans un lieu où je ne suis jamais allé -et pourtant, j’en ai fait des fugues qui m’ont emmené dans des endroits tous plus étranges les uns que les autres. Mais celui là… jamais. C’est rocheux. Laissé totalement à l’abandon, laissé aux plantes. Elles jaillissent de tous les lieux possibles et imaginables. C’est luxuriant comme spectacle.  

Zéckyel reste silencieux, révérencieux face à cet endroit.

- Sais-tu ce que c’est ?

Son regard est posé sur moi, aussi transperçant que ses griffes. Je laisse mes yeux courir sur les rocs. Non, je n’en sais rien. Rien du tout.

- Je n’en ai pas la moindre idée, si ce n’est que ça doit être important pour toi.

C’est forcément important pour lui. Sinon il ne m’y aurait pas conduit. Sinon il n’aurait pas ce regard si sérieux. Il ne serait pas si… si comme il est. Oui, c’est une endroit important. Mais pourquoi ?