Depuis un peu avant mon passage à Delta, j'ai arrêté de dormir dans la tanière de maman. C'est là que je suis née, là que j'ai grandi, mais maintenant, je suis adulte, alors je me devais de sortir de cette torpeur louvetine pour m'émanciper. Donc, ma propre tanière. Au début, c'était vraiment étrange. Dormir seule, sans la respiration de ma famille. Me lever à mon propre horaire, dépoussiérer quand je le veux. Très étrange. Puis on s'y fait. Et ce n'est pas comme si je m'étais coupée du monde, en tant que future Alpha, je me dois de rester proche de ma meute. Et puis de toute façon, je suis pas faite pour la vie solitaire, j'aime pas ça.

Ce matin je me suis levée un peu trop tard. Je n'arrive toujours pas bien à être à l'heure, mais je vais finir par réussir ! Je sors, le soleil n'est pas haut, mais pas sous l'horizon non plus. Je m'étire, trottine jusqu'au cours d'eau non loin de là. Je lape l'eau fraîche -c'est un délice, tous les matins. Je sors chasser, et d'un corbeau imprudent je fais mon premier repas. Puis je repars, laissant la carcasse servir de fertilisant au jeune pin.

Puis je me dirige vers la crypte de saphyr. J'y vais depuis peu. Je ne l'ai d'ailleurs découverte que depuis peu. Ou alors elle n'était pas là avant. Toujours est-il que j'aime beaucoup l'ambiance là bas. J'y vais, doucement, le souffle posé. Je parcours le court tunnel et arrive dans cette endroit magique aux reflets bleutés. Je vais m'asseoir dans un coin, face à une grande gemme. Il n'y a personne à part moi.

Tout à l'heure, j'ai dit que j'étais quelqu'un de très sociable. C'est vrai, mais j'aime particulièrement ces moments de tranquilité. Je les ai découvert y'a très peu de temps, mais depuis, je n'y manque pas. C'est toujours bien de commencer la journée par ces instants de réflexion, ou juste de paix. Parfois, j'y vais aussi le soir. Mais moins souvent.

Je reste un moment là, assise, la respiration calme et profonde, le regard doucement posé sur la pierre bleue. Mon esprit peu à peu se calme, se repose. Puis, au bout d'un moment, je pressens un mouvement dans mon dos, et une fumeur vient à mes narines à l'odorat sensible -la crypte et la méditation que j'y fais font toujours augmenter mes sens. Un sourire arrive à mes lèvres et, sans retourner la tête, je dis gaiement :

- Salut M'man !

Maman s'approche de moi et finit par s'asseoir. Son corps est détendu. Elle est bien. Elle n'est pas souvent comme ça, la charge de l'Alpha je suppose. Si ça se trouve, c'est moi qui aurait ce poids un jour. Hum, autant profiter de ma légèreté tant que je le peux encore !

- Bonjour Yrkasi, comment vas tu ma puce ?

La voix aimante raisonne. Je ne l'ai pas entendue depuis mon passage au rand de Delta, et elle m'a manquée. Mais franchement, elle sait que je n'aime pas qu'elle m'appelle ma puce ! Je sais que c'est un appellatif affectueux, mais je ne vois pas en quoi. Une puce ? C'est ce petit truc qui saute partout, qui te pique, te gratte, te dérange. En quoi est-ce une qualité d'être une puce ? En plus c'est moche. Je roule discrètement des yeux pour que maman ne me voit pas le faire -elle n'aime pas ça- et ouvre la gueule :

- Je vais bien, je vais bien... Et toi ? Tu...

Je cherche dans ma mémoire ce que l'Alpha était sensée faire ce matin. Je sais que je le savais. Je le savais hier. Je sais plus qui me l'a dit. En général, tout le monde sait ce que tout le monde va faire, c'est important, pour que le camp ne se trouve jamais seul, pour que chaque jour on est de la chair fraîche, pour qu'il n'y ait pas de trous de surveillance aux frontières. Quand tout le monde sait ce que chacun va faire, c'est plus simple de tout fludifier. Donc, je savais ce que maman allait faire ce matin. Mais c'était quoi ?

- ... n'étais pas sensée partir chasser ?

Autant tenter.

Elle lâche un petit rire en me répondant.

- Je vais toujours aussi bien, une meute heureuse rend un Alpha heureux ! C'est vrai que j'ai repris la chasse, j'irais sûrement à la tombée de la nuit, mais bon ce n'est pas mon truc, je n'ai jamais été bonne à la chasse.

Maman m'a appris à chasser, mais c'est bien vrai que rapidement j'ai chassé mieux qu'elle. Mais après tout, elle est l'Alpha, pas une chasseuse, elle n'a pas à y être super douée. Moi je prends la chasse comme un entraînement, après tout, une proie peut-être aussi impitoyable qu'un guerrier ennemi. Et puis ça permet de ne pas rouiller sur la discrétion, la rapidité et tout. Parce que franchement, avec les meutes qui sont en entente neutre, y'a rien du tout comme combat.

- Et toi alors ? La guerrière de la famille n'est pas en plein entraînement ?

Je sens la fierté transpirer de ses paroles. Ça me fait plaisir. Je veux dire, bien sûr qu'elle est fière de moi, c'est ma mère, mais quand même ! J'hausse des épaules.

- Je serai avec Karty et Janobé, mais je les rejoindrai un peu plus tard, je passe toujours ici avant.

Mon regard court sur les roches lumineuses. Je continue dans un souffle, comme pour ne pas réveiller les pierres :

- C'est beau, n'est-ce pas. Et si paisible...

La perplexité se dessine sur les traits de maman. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être face au calme du lieu ? Ou alors seulement car elle n'aime pas que m'entraîne avec des mâles ?

- Mmmmh je vois.

A mon avis, non, Maman ne voit pas, ça se lit sur son visage, mais c'est pas grave.

- Tant mieux alors, un entraînement rigoureux est essentiel pour tout loup.

Je retiens un léger ricanement. C'est elle qui le dit, elle qu'on ne vient plus à l'entraînement. Avant, il paraît qu'elle était une fantastique guerrière. Avant notre naissance, à Winnie, Pati et moi. Puis, elle s'est occupée de nous. On n'était pas toujours très simples à vivre. Elle a repris un peu d'entraînement avant mes six mois, pour pouvoir bien m'entraîner moi. Et depuis mon passage à Delta, non, je ne l'ai plus vue au terrain d'entraînement. C'est vrai que les affaires de la meute sont occupantes, mais tout de même. Mais je ne ris pas. C'est ma mère. Le respect, c'est important. Sans le respect, autant être des vagabonds franchement.

J'ai envie de lui dire de baisser le ton. Ok, on est les seules ici. Mais je viens dans la crypte pour son silence, justement. Alors si elle pouvait au moins parler moins fort, ce serait bien. Mais encore une fois, c'est maman. Je ne peux pas lui dire ça. Le respect, itou. Alors je garde juste la gueule fermée, le regard posé sur les cristaux pâles.