L’automne était là et avec lui arrivait cette étrange désolation. Beaucoup aimait les couleurs chatoyante de cette saison, ces feuilles aux couleurs de feux qui se rependaient peu à peu sur le sol pour former un harmonieux tapis sur lequel on pouvait marcher avec plaisir. Il y avait aussi cette douce pluie, fine bruine qui se déposait chaque matin sur les terres de Ryûtora. Et puis enfin, le retour d’une population plus importante de proie, parfaite pour constituer quelques réserves avant l’arrivée du froid et du redoutable hiver. Oui, beaucoup aimaient l’automne. Mais Rhapsody n’en faisait pas partie. Ô certes, la température actuelle n’était pas pour lui déplaire et il ne se plaignait pas non plus de l’abondance de nourriture. Mais il n’aimait pas l’automne, car il savait qu’à sa suite, il n’y aurait que la mort. Triste consta de plus de quatre années d’existence hélas.

Ce matin, il avait décidé de rentrer chez les siens. Voilà quelques jours qu’il avait quitté la meute pour s’aventurer dans les lointaines terres ou vivaient les loups vagabonds. Là-bas il n’avait croisé personne mais avait pu concentrer toutes ses réflexions autour de sa propre existence. Il avait également constaté l’amélioration de son don de façon signifiante et il en arrivait encore -aujourd’hui- à se demander ce qu’il s’était passé. Il avait chassé pour son retour chez les siens, un jeune lièvre qui avait eu la bêtise d’esprit de croire qu’il pourrait se cacher dans son terrier sans que Rhapsody n’aille l’en déloger. Cruelle erreur des plus jeunes. Il l’avait ensuite amené jusqu’à la crypte, dans laquelle il ne se rendait que très rarement par manque d’intérêt et il s’était couché dans un recoin isolé, ou la lumière ne perçait que très peu. Ainsi, caché dans sa semi-obscurité, il avait commencé à dépecer sa proie. Finalement, il avait bien trop faim pour ramener sa pitance aux autres. Ils attendraient un autre jour pour savourer pareil viande.

Cependant, une odeur parvint à sa truffe et il redressa la tête. Il aurait pu reconnaitre l’odeur de cette louve entre mille tant il avait eu l’habitude de la sentir quelques mois auparavant. C’était le fin parfum d’une jeune femelle de sa meute. Un parfum particulier, ou se mêlait l’odeur d’un bon ami, sa propre odeur et celle du sang en quantités abondantes. Il grimaça légèrement. Il n’aimait pas sentir l’odeur du sang sur le pelage de la jeune louve et répugnait à l’idée de s’imaginer ce qu’elle avait encore vécu de terrible. Il s’en voulait, car il savait qu’à chaque fois, quelques loups frustrés profitaient de son absence pour s’en prendre à elle. Il aurait voulu lui proposer de partir avec lui pour lui faire découvrir le monde qu’il visitait continuellement, mais il n’osait le faire, de peur de la froisser. Cette louve, il l’aimait comme une fille et comme une amie à la fois. Cette louve était d’une douceur sans limite mais bien trop faible pour survivre seule dans le monde terrifiant dans lequel ils vivaient tous. Cette louve, c’était surtout le symbole d’une promesse à tenir pour toujours. « Apogripha. »

Elle était oméga et sa condition physique ne permettrait jamais qu’elle évolue dans l’échelle sociale de la meute. Rhapsody faisait toutefois de son mieux pour lui rendre la vie plus douce. Bien des fois il avait servi de défouloir aux autres pour qu’elle évite quelques coups de crocs mal placés. De tout ça, il ne lui en avait jamais parlé. Elle n’avait pas à savoir de toute façon, car il doutait de sa réaction si elle l’apprenait. Et la louve rousse était là désormais, juste devant lui, chétive et tenant à peine sur ses fines pattes. Il était anxieux, comme à chaque fois qu’il la voyait, car elle semblait plus maigre chaque jour. Mais il ne disait rien, jamais. Elle ne parlait plus depuis quelques temps, et même s’il avait peur pour elle, il ne voulait pas lui faire davantage de peine. « Approche donc un peu, j’ai un lapin qui attends d’être mangé et il sera bientôt froid ». Son ton bourru était doux, presque paternel. Cependant il ne serait jamais son véritable père et ne prendrais pas la prétention d’y songer. Il l’avait élevé et il l’aimait du plus profond de sa chaire, mais il restait simplement Rhapsody. Dans sa tête tout du moins.

Elle avait triste allure, avec son pelage sans ordre et cette odeur de sang. Elle avait piètre allure avec ses yeux d’aveugle et son manque de confiance en elle. Elle avait également piètre allure à lui demander avec tant d’inquiètude et de douceur à la fois si elle pouvait réellement manger. Elle n’était pas très attirante et probablement même qu’aucun mâle ne l’avait convoitée pour sa beauté physique. Et pourtant. Pourtant Rhapsody, lorsqu’il la voyait, il ne pouvait que trouver de la douceur et de la bienveillance. Dans ses yeux blancs, il percevait quelque chose de beau mais de tristement poétique aussi.  Et si jamais il ne serait amoureux d’elle, il ne pouvait cependant pas s’empêcher de l’aimer de tout son cœur et de toute son âme. Le loup brun aux yeux bleus ne pouvait s’empêcher de la dévisager avec amour. Comme un père aimant son enfant. Et s’il n’avait jamais eu de progéniture, il ne pouvait se résigner à la considérer autrement que comme sa propre fille. Et même si elle ne l’était pas, cela n’avait pas la moindre importance. Et même si elle refuserait un jour de le considérer comme un ami, alors il l’aimerait tout autant. « Je ne mens pas, viens t’asseoir plus près. Je fini de le dépecer et il est à toi ».

Il sourit doucement, même si elle ne pouvait le voir et il se concentra ensuite sur sa maigre proie dont la moitié des poils avait déjà été ôtés. Il s’activa donc à terminer de nettoyer sa proie puis délicatement, il la déposa d’un mouvement de tête, aux pattes de la jeune louve oméga. Elle avait cruellement besoin de manger et même s’il tentait de ne pas faire la moindre remarque, il ne pouvait s’empêcher d'avoir de la peine. « Tu m'en dira des nouvelles ! »

Elle semblait sur la retenue, comme si elle avait subitement plus faim qu’elle ne laissait véritablement paraitre. La louve devait souffrir d’un manque depuis bien plus longtemps que Rhapsody ne pouvait l’imaginer et il ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir un peu de ne pas avoir été plus attentif au bien-être de sa protégée. Alors certes, il faisait son maximum pour l’aider et l’accompagner, parfois secrètement pour éviter qu’elle ne l’apprenne et qu’elle ne s’offusque, mais comble du paradoxe, il craignait de la perdre en devenant étouffant. Alors parfois, il s’éloignait un peu, la laissant subir ce qu’elle devait subir pour le bien-être de la meute. Et même si cela le répugnait plus que tout, il n’avait d’autre choix que de fermer les yeux et tenter d’atténuer les souffrances qui s’ensuivaient. Qu’aurait-il pu faire pour changer les choses ? Apo’ était condamnée depuis le jour ou le destin avait décidé de punir ses deux parents. Elle était l’incarnation d’un châtiment divin que son innocence rendait martyr. Et lui n’était là que le triste spectateur d’un monde emplit de cruauté et de malveillance contre laquelle il ne pouvait rien faire. Il tentait pourtant. A moindre mesure. Mais il lui semblait pourtant que c’était là bien loin d’être suffisant.

La louve bougea, après avoir dégusté une bonne partie de cette bien maigre proie et déposa près de lui les restes d’une carcasse déjà bien entamée. Il sourit tristement en songeant avec ironie au fait qu’il allait manger après une oméga et que son instinct lui indiquait que c’était là quelque chose de peu courant. Seulement, la louve n’était pas n’importe quelle oméga et avant d’être prédéfinie par un rang qu’elle n’avait semblait-il jamais désiré, elle restait sa protégée, sa tendre. « Merci papa. » Il souffla doucement. Même s’il n’aimait pas être considéré comme son père, il ne pouvait se résigner à la gronder pour cette appellation qu’il trouvait douce et bienveillante. Elle était sa fille, adoptive, en quelque sorte et son cœur se serrait toujours lorsqu’elle faisait preuve de tant de douceur à son égard. Il sourit à son intention, même si elle ne pouvait évidemment pas le voir et il rongea les restes qu’elle lui avait laissé avec bienveillance. Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes d’ailleurs avant de venir à bout de la proie et finalement, tout en se léchant les babines, il reporta à nouveau son attention sur la louve. « J’ai peur de paraître incroyablement sot en te posant la question, mais il me brûle de savoir comment tu vas mon enfant. » Inutile de préciser qu’il se faisait constamment du soucis pour elle. Il n’y avait pas besoin de voir, pour se rendre compte que tout ce qui pouvait concerner la louve avait tendance à inquiéter Rhapsody.

La carcasse du rongeur abandonnée, il la poussa un peu à l’écart pour que son odeur ne vienne pas lui chatouiller la truffe. Puis, il replongea toute son attention sur la jeune louve au pelage anarchique. Elle avait légèrement sursauté lorsqu’il lui avait posé la question, comme si elle ne s’était pas attendue à ce qu’il prenne la parole. Et c’était peut-être le cas. Il en était navré mais décida de ne rien ajouter pour le moment, attendant avec une certaine patience que la louve oméga prenne la parole pour lui répondre. « Je vais très bien, et toi ? » Il tiqua légèrement et un long moment de silence s’installa entre les deux canidés. Il sentait le mensonge. Mais en même temps, il pouvait percevoir un fond de sincérité. Peut-être qu’elle essayait de lui faire comprendre qu’elle allait relativement bien au vu de son rang dans la meute ? Il ne savait comment l’interpréter mais était davantage inquiet à l’idée qu’elle tente de se cacher de lui de la sorte. Si elle faisait cela, et peu importe les raisons pour lesquelles elle le faisait en fin de compte, c’était mauvais signe. Avait-il échoué dans son éducation ?

Il s’ébroua légèrement et décida de passer outre pour cette fois. Il aurait bien des occasions de revenir là-dessus à d’autres moments. En attendant, comme la louve venait de s’enquérir de lui, Rhapsody jugea bon de lui répondre. « Je vais bien, je te remercie… » Il sourit doucement. Oui, il allait relativement bien pour sa part. Ô des fois il avait bien le triste sentiment d’être un peu seul, mais ce n’était rien de grave et cela lui passerait tôt ou tard.

Il n'y eut plus un bruit dans la grotte sombre et Apogripha se leva finalement pour se diriger vers la sortie. Rhapsody la laissa faire, l'observant avec douceur et bienveillance sans faire le moindre bruit. La jeune enfant avait bien grandi et il peinait toujours à réaliser qu'elle était adulte désormais. Elle avait grandit bien trop vite à ses yeux... « Accepterais-tu de m’emmener au-delà de la frontière ? » La question avait émergé de nulle part, brisant le silence avec une certaine rudesse. Rhapsody un peu surprit resta muet quelques temps, pour se permettre d'observer la jeune louve qui se trouvait dans l'entrée de la cavité. Elle semblait on ne peut plus sérieuse et il n'imaginait pas qu'elle puisse faire une blague aussi mauvaise. Il hésita. Était-ce prudent, au fond ?

Puis finalement, il décida de ne pas trop y songer. Il n'avait eu que de rares occasions pour passer des moments avec la jeune louve depuis quelques temps et il avait là l'occasion parfaite de rattraper ces souvenirs perdus. « Ce serait avec le plus grand des plaisirs, oui. » Il sourit doucement. Si elle lui faisait suffisamment confiance pour être guidée dans ce monde qu'elle ne connaissait pas, alors Rhapsody ne pouvait qu'accepter pareille demande. En fait, il aurait été plus juste de dire qu'il ne pouvait rien lui refuser tant il l'aimait, mais comme il n'était pas très sentimentale, il se refusa d'y songer convenablement. Alors, il se redressa et s'étira légèrement, abandonnant les rares restes du lapin à d'autres prédateurs qui en voudraient. Puis, d'un pas léger, il suivit Apogripha à l'extérieur. Alors, en la regardant avec un doux sourire, il décida de l'interroger sur l'itinéraire ; « Ou voudrais-tu que nous allions dis-moi ? »